Une version mise à jour de cet article (écrit en 2020) est disponible sur le site du CADTM qui a consacré le numéro d’automne 2024 de sa revue Les autre voix de la planète à la souveraineté alimentaire.
La production alimentaire est prise dans les mêmes logiques que des pans toujours plus vastes de notre société : concurrence, productivité, endettement, épuisement, perte de sens. Mais parce qu’on touche à des besoins vitaux, parce qu’on touche à la terre, ces logiques ont des effets particulièrement tragiques. Le net ralentissement des circuits logistiques internationaux, survenu alors que le confinement de ce début d’année se mondialisait, a montré à quel point l’organisation de la chaîne agro-alimentaire mondiale est fragile. Cela dit, ce sont encore les populations les plus précarisées d’un côté, et les producteurs et productrices de l’agriculture « conventionnelle » de l’autre, qui paient le prix de ces terribles dysfonctionnements. Ainsi, après plusieurs semaines de confinement et de perte importante de revenus pour une partie de la population, la question de la faim se pose dans des pays qui se prétendent à la pointe du développement et de la modernité. Au sein des populations qui ont encore les moyens de se payer une nourriture de qualité, on prête une plus grande attention aux circuits courts tout en réalisant qu’on est bien loin du compte : les gouvernements parlent de relocalisation de la production sans que les moyens ne soient mis en place pour y parvenir. Pendant ce temps, poussés depuis des décennies dans une logique de croissance, de production ultra-intensive et d’exportation, des cultivateurs de France et de Belgique se retrouvent avec des centaines de milliers de tonnes de pommes de terre sur les bras faute de débouchés tandis que l’importation de pommes de terre extra-européennes continue1. Aux deux bouts de la chaîne agro-alimentaire se trouvent les dindons de la farce, agriculteurs et agricultrices, mangeurs et mangeuses2. Alors qui rigole dans l’histoire ? On pense bien sûr aux multinationales de la chaîne agroalimentaire, mais il peut aussi être intéressant de remonter un peu plus haut dans la chaîne.
Depuis la crise financière de 2008, le creusement des inégalités s’est accéléré3 : on a sauvé le système bancaire et financier en endettant massivement les états. Le choix de l’austérité, qui veut que la dette publique soit payée par la population à coup de réduction des budgets dans la santé, à coup de pression sur les allocataires sociaux ou de réduction des investissements dans les infrastructures, affecte particulièrement les personnes qui étaient déjà en situation de précarité. De l’autre côté, en sauvant le système financier, on a aussi sauvé ceux qui en profitent le plus : la partie de la population dont le patrimoine était déjà grand et qui tire une part importante de ses revenus de loyers, de dividendes et autres plus-values4. Sans surprise, l’appauvrissement des un.e.s a nourrit l’enrichissement des autres.
Tous ces capitaux, accumulés5 de manière accélérée depuis 2008 par une minorité de la population, cherchent encore et toujours des débouchés, des endroits, des activités, dans lesquelles « investir » pour en tirer de la valeur. Comme ce capital n’en finit pas de croître – et qu’il n’a pas été confiné, lui6 – il lui faut toujours plus de débouchés ; et comme les marchés connaissent quelques remouds, les « investisseurs » courent tels des poulets sans tête à la recherche des opportunités de « placement » les plus rentables et les plus sûres. Selon leurs propres critères, selon leurs propres logiques.
Les terres sont ainsi considérées par les investisseurs comme des « valeurs refuge » : on peut y mettre une partie de son capital à l’abri. Les « matières premières agricoles » (blé, riz, etc…) peuvent aussi devenir des « valeurs refuge ». L’intrusion des financiers sur ces « marchés » a contribué à faire monter les prix et à les rendre plus volatiles, à limiter l’accès des cultivateurs à la terre, et, malgré une sur-production chronique à l’échelle de la planète, à rendre l’alimentation de base inaccessible pour des millions de personnes7.
La chaîne agro-alimentaire est dominée par des multinationales8 qui produisent elles aussi des opportunités d’investissement, des débouchés pour les détenteurs de capitaux. Constructeurs de machines agricoles, semenciers, fournisseurs de produits phytosanitaires, industries de transformation alimentaire ou entreprises de la grande-distribution : toutes répondent à la même logique. Ces entreprises sont dirigées par des individus dont le mandat est de contenter actionnaires et créanciers – aussi appelés « investisseurs ». La communication aux investisseurs est au premier rang de leurs préoccupations. L’entreprise doit être perçue comme un investissement désirable, plus désirable que l’entreprise ou le secteur voisin, et pour cela, il faut qu’elle génère toujours plus de bénéfices – car c’est dans ces bénéfices qu’on se servira largement pour payer les actionnaires, sous forme de dividendes. Faire un maximum de bénéfice suppose de dépenser le moins possible, et donc de minimiser les coûts de production. Pour les industriels de l’alimentation, c’est le prix auxquels s’achètent les matières premières qu’il faudra minimiser, en l’occurrence, légumes, viande, lait… soit le fruit du travail des agriculteurs. Faire un maximum de bénéfices suppose aussi de rentrer le plus possible d’argent : les semenciers chercheront à vendre un maximum de leurs produits sur des territoires toujours plus grands, utilisant un marketing intense, usant de leur influence pour empêcher des réglementations qui risqueraient d’augmenter leurs coûts de production voire d’interdire certains de leurs produits, même s’il en va de la santé des agriculteur.trice.s et des mangeur.euse.s . C’est la valeur de l’action et la satisfaction des investisseurs qui est en jeu, car si on ne les contente pas, l’entreprise ne sera plus désirable, le prix de son action baissera – et le bonus des dirigeants avec. Tout ce petit monde a donc intérêt à maintenir une pression constante, à la baisse sur ses coûts de production (payer les agriculteurs le moins possible), et à la hausse sur les revenus (leur vendre toujours plus de machines et autres intrants).
Le mode de production agricole alimenté par la dette se moque des sur-productions: il s’en nourrit.
Mais comment faire en sorte que toutes ces machines toujours plus sophistiquées et coûteuses, tous ces intrants et semences toujours plus innovants, soient abordables pour des agriculteur.trice.s dont les revenus sont tellement sous pression ? Depuis ses débuts, le système agricole moderne et mécanisé, celui qui s’est déployé après-guerre et qui domine aujourd’hui dans les pays occidentaux9, a reposé sur l’endettement : créer de la dette pour faire tourner un nouveau système10. C’est la même histoire que celle des ouvrier.e.s et employé.e.s dont les revenus ne suffisent plus à assurer une vie digne : on s’endette pour accéder à un logement, pour s’acheter une voiture, pour payer les courses de rentrée des enfants. Les banques n’ont pas d’autre intérêt que celui de nous ‘offrir’ un crédit : sans crédit, pas de revenus pour elles, elles ont besoin qu’on leur emprunte, et leurs campagnes de publicité nous le rappellent constamment. Elles pousseront d’ailleurs, s’il le faut, car elles aussi répondent aux attentes de leurs actionnaires. Le résultat de cette double dynamique est littéralement mortifère : la dette a un terrible pouvoir de coercition et de soumission, de silence, de honte et de stress, au point de générer des suicides dans des proportions particulièrement importantes au sein des métiers agricoles. Elle reste aussi un sujet difficile à aborder au sein du monde agricole.
Le mode de production agricole alimenté par la dette se moque des sur-productions11, il s’en nourrit : trop de lait, c’est un prix qui baisse et une marge plus élevée pour les multinationales du yaourt, trop de céréales c’est plus d’intrants vendus, plus de machines aussi. Trop, c’est plus de besoins d’investissements, plus de crédits, plus d’intérêts pour les banques. Les subventions de la PAC ne font que nourrir encore ce système, en encourageant les agricuteur.trice.s à voir toujours plus grand et en les rendant dépendant des subventions pour survivre. Et puis il faut bien nourrir les pauvres ! Alors ils et elles deviendront la « poubelle de la surproduction agro-alimentaire »12, et puis la grande distribution s’offrira des réductions d’impôts sur les dons généreux de ses invendus13. Pendant ce temps, les entreprises agroalimentaires accumulent les bénéfices et les redistribuent. Les actionnaires sont contents. L’enrichissement continue. Ce système les nourrit très bien, eux, ils n’ont donc aucun intérêt à le changer.
Nombreuses sont celles et ceux qui appellent à une transition du modèle de production agricole, mais peu évoquent sérieusement le sujet du poids de la dette. Pourtant, comment parler sincèrement de transition agricole sans se pencher sur ce qui tient le système dominant actuel, sans parler des modalités d’annulation au moins partielle de cette dette? Les agriculteurs et agricultrices prisonniers de ce modèle et de la dette qui va avec peuvent bien avoir des rêves de transition, mais ils et elles sont coincé.e.s, d’autant qu’avec la situation de crise sanitaire, les mesures de lutte contre les effets de la gestion de la pandémie reposent sur plus de dettes encore : on reporte les paiements, de loyers, de remboursement de crédits, on endette donc davantage, on ne libère pas. Les agriculteur.trice.s concernées et désireux.ses de changer de modèle ne peuvent pas porter seules la revendication d’une annulation de dette. Pourtant elle doit être évoquée et pensée, car elle constitue une condition nécessaire à la transition. Sans cela, l’accès à la terre et à la mise en place de conversions dans l’agroécologie reste verrouillé.
Une crise financière s’est déclenchée suite aux incertitudes liées à la crise sanitaire. Une crise bancaire pourrait encore suivre, et ce malgré les centaines de milliards déjà injectés dans le système14. Les arrêts d’activité et pertes de revenus mettent des entreprises et des personnes dans l’incapacité de rembourser leurs crédits. Le monde agricole ne fera pas exception, car comment des agriculteurs et agricultrices déjà surendetté.e.s au point de détenir le triste record des taux de suicides15 pourraient faire face à ces récoltes qui pourrissent sur pied, sont détruites ou ne trouvent pas preneur ?
Les banques vont donc essuyer des pertes – et cela a déjà commencé16. On ne manquera pas de nous faire craindre le risque de faillite de ces banques – « ce serait la catastrophe, le chaos ». Ce qu’on omet de nous dire dans ces moments-là, c’est que les banques sont construites sur des montagnes de dettes : elles empruntent des quantités colossales de capitaux dont elles sont vitalement dépendantes, elles les empruntent à d’autres banques, à des multinationales, à des sociétés d’assurances, des fonds de pension, des fonds d’investissement, des fonds monétaires, et derrière ces différents fonds, des particuliers. Certes, il y a des « petits » parmi ces particuliers. Mais il y a surtout des gros : en Belgique, 85% des titres financiers sont détenus par 10% de la population2. Les 15% restants ne sont pas détenus par 90% de la population, puisque nombreux sont ceux et celles qui n’ont aucun titre financier en leur possession. En France, moins de 9 % de la population a un patrimoine lié à la bourse. Alors si une banque est menacée de faire faillite parce qu’une partie de la population ne peut pas rembourser son crédit, nous pourrions exiger que les pertes soient imputées aux créanciers de la banque, c’est-à-dire que ces créanciers ne récupèrent tout simplement pas leur mise17. Il y aurait destruction de capital. Cela présenterait l’immense avantage de diminuer la pression du capital sur les terres, les moyens de production, le travail, les écosystèmes… Au passage, plutôt que de sauver ces banques et les laisser en des mains privées, nous pourrions les socialiser. Sachant cela, est-ce que cela ne vaudrait pas la peine de soutenir des agriculteurs et agricultrices qui s’organiseraient pour amorcer un changement de modèle, avec pour objectif la construction d’une autonomie alimentaire à l’échelle d’une région, d’un pays, grâce à l’annulation de dettes qui les maintiennent dans des pratiques qui ne bénéficient à presque personne ? La mise en œuvre d’une telle proposition n’a certes rien d’évident, mais cela ne semble plus exagéré de dire que la rendre possible est une question de survie.
Aline Fares
Cet article a été publié pour la première fois sur le site du journal La Relève et la Peste, le 14 mai 2020. Il est publié ici dans une version légèrement amendée suite aux commentaires et propositions d’améliorations reçues (merci à celles et ceux qui ont pris le temps de me les faire parvenir).
1 Les excédents se comptent en centaines de milliers de tonnes en France (http://www.leparisien.fr/economie/coronavirus-450-000-tonnes-de-pommes-de-terre-en-surplus-en-france-07-05-2020-8312472.php) et en Belgique (https://www.rtbf.be/info/regions/detail_pommes-de-terre-l-equivalent-de-30-000-camions-bloques-dans-les-hangars?id=10489814). On aurait aussi prendre l’exemple des producteurs et productrices de lait qui encore une fois se retrouve dans une situation catastrophique, poussés qu’ils ont été à la surproduction. Notons que cette suproduction a pour principal avantage de permettre aux gros acheteurs (Lactalis, Nestlé, Danone et autres transformateurs de lait) de se fournir à bas prix.
2 Expression empruntée à la campagne de la Fédération des Jeunes Agriculteurs de Belgique lancée bien avant la pandémie : https://www.lesdindonsdelafarce.be/
3 Voir l’article « Crise financière, sauvetages bancaires et inégalités » sur le site alinefares.net
4 En Belgique, d’après une étude réalisée par l’université de Leuven, 85 % des actions (titres financiers) sont détenues par 10 % de la population.
5 Voir la liste des milliardaires sur le site du journal Forbes, et le spectacle (rire garanti) d’Audrey Verdon « Comment j’ai épousé un milliardaire ».
6 Dans les périodes de crise financière comme celle qui se joue depuis le début de la pandémie, les volumes échangés sur les marchés financiers ont tendance à augmenter.
7 On pense ici aux émeutes de la faim qui ont explosé, notamment sur les continents asiatique et africain en 2007-2008, mais aussi aux personnes précarisées dans les pays occidentaux dits « développés » qui n’ont plus les moyens de s’acheter à manger.
8 Voir aussi le travail très complet du Gresea sur les multinationales de l’agro-alimentaire
9 Il s’agit bien d’une réalité du Nord : aujourd’hui, au niveau mondial, plus de la moitié des personnes qui produisent de la nourriture le fait à la main et grâce à la traction animale.
10 Au sujet de la dette agricole dans une perspective mondiale / Nord-Sud, voir l’article du Comité pour l’Abolition des Dettes illégitimes (CADTM) : « La naissance d’une dette agricole et alimentaire » Eric de Ruest et Renaud Duterme
11 La FAO estime à 1/3 la surproduction alimentaire mondiale. Cela fait aussi 1/3 du travail réalisé qui finit à la poubelle.
12 Expression utilisée par des personnes membres du Réseau Wallon de Lutte contre la Pauvreté, qui exprime le mépris que certaines d’entre elles ressentent quant à la piètre qualité de la nourriture à laquelle elles ont accès.
13 En France, par exemple, les dons alimentaires des grandes surfaces sont défiscalisés depuis quelques années, c’est-à-dire qu’ils leur permette de payer moins d’impôts.
14 Voir l’article « Le sauvetage bancaire massif qui se cache derrière les mesures contre le Coronavirus » sur la Relève et la Peste
15 En comparaison avec les autres catégories socio-professionnelles.
16 Au 1er trimestre 2020, la Société Générale a annoncé une perte de -326 millions d’euros, à comparer au bénéfice de 686 millions d’euros du premier trimestre de l’année précédente.
17 La question des « petit.e.s épargnant.e.s » ne manquera pas d’être alors posée, mais elle ne doit pas nous empêcher de penser l’annulation de ces dettes. Il faudra s’y confronter , en pensant par exemple à des compensations pour les personnes qui se retrouveraient véritablement en difficulté du fait de ces non-remboursement.