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Etre ou ne pas être investi.e: rencontre avec Michel Feher, philosophe

Etre ou ne pas être investi.e: rencontre avec Michel Feher, philosophe Posted on 15 octobre 2022
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Je reproduis ici le début d’une interview de Michel Feher, philosophe et auteur d’un essai passionnant « Le temps des investis » (La Découverte, 2018). J’ai réalisé cette interview en avril 2022 sur invitation de la supère équipe de la revue Panthère Première. Le récit de cet échange a été publié à l’automne 2022, dans un dossier spécial argent, thune, maille,… : Flouze complet.

« Panthère Première est une revue indépendante de critique sociale qui a lancé son premier numéro en septembre 2017 : une publication de cent pages, semestrielle, distribuée en librairies et dans les lieux « amis » (collectifs, militants, festivals…) dont le titre se fait l’écho de la langue vulgaire dont parle Dante, une langue parlée, locale, vernaculaire, qui échappe aux tentatives de fixation. Panthère Première interroge, au moyen de textes et d’images, l’articulation entre « sphère privée » et « sphère publique », intime et politique, systèmes de domination et conditions d’émancipation. Animée par un collectif constitué de personnes investies dans des activités de recherche, d’écriture, de relecture et de graphisme, la revue a opté pour une organisation en non-mixité éditoriale, sans homme cis. Ce choix nous semble favoriser l’invention de formes de travail et de coopération plus sereines et stimulantes. » Extrait du A propos du site internet de Panthère Première, dispo en intégralité ici.

Finance, financiarisation, banques… Des mots si loin de nous et pourtant si proches. Tous parlent d’argent : l’argent du pouvoir, l’argent sans lequel on ne parviendra pas à acheter cet appartement ou lancer ce projet, l’argent qu’on ne parvient plus à retirer au distributeur faute de distributeur, l’argent qui n’arrive pas là où il faudrait, celui qui déborde ailleurs, l’argent que manipulent des institutions qu’on sauve tout en déplorant leur pouvoir excessif et leurs méfaits.

Depuis quelques temps maintenant, je tente de rendre ces notions compréhensibles et appréhendables. Mes années de travail au sein d’une banque, mon expérience de militante, mes interventions publiques (notamment avec la conférence gesticulée Chroniques d’une ex-banquière) comme les recherches menées avec le collectif Désorceler la finance ont forgé ma certitude que ce sujet est trop important pour être éludé et laissé aux seuls experts, et qu’il est possible de s’en emparer. Malheureusement, il demeure l’apanage d’hommes blancs encravatés qui s’expriment dans un langage cryptique. La plupart des gens – et c’est particulièrement le cas des femmes – se sentent mal à l’aise à l’évocation de ces mots, pas concerné·es voire incompétent·es, et illégitimes à s’exprimer à ce propos. Pas si étonnant, donc, que les grandes questions financières restent largement absentes des débats politiques et de l’action collective. On s’indigne, certes, on se bat, parfois. Mais les affaires continuent de tourner, et « la finance » n’en finit pas de grossir. Il faudra pourtant bien faire face à ce pouvoir et ses déluges de milliards qui abreuvent ceux qui détruisent les corps, les forêts, les terres arables et les ciels étoilés. Mais de quels moyens d’action disposons-nous pour cela ? Sommes-nous capables de nous organiser contre cela ? N’est-ce pas trop gros ? N’est-il pas trop tard ? Sommes-nous foutu·es ?

Il y a quelques mois, une amie avec qui je milite au sein du CADTM (Comité pour l’abolition des dettes illégitimes) m’a offert le livre de Luci Cavallero et Veronica Gago1, deux chercheuses en sciences sociales de l’université de Buenos Aires, militantes féministes du mouvement Ni Una Menos. Elles montrent le lien direct entre la finance des hautes sphères et nos corps, certains corps, ceux des femmes et des communautés LGBTQ+, étant donné l’influence des conditions de travail, de la casse du système de soins, de la terreur de l’endettement, du coût du logement, de l’énergie et de la nourriture, sur les conditions d’existence. « La finance est un pouvoir terroriste. » Notre quotidien raconte ce que ce terrorisme produit. Alors, nous disent-elles, cela suffit à nous donner toute la légitimité pour en parler et nous en saisir. On lit ça, et on fait un pas de géant : ce sont celles qui subissent le plus violemment les décisions des financiers qui sont les plus à même de témoigner de leur pouvoir de nuisance. Notre parole est légitime.

Plus récemment, j’ai découvert, dans une interview radio datée de 20172, le travail de Michel Feher, auteur du livre Le temps des investis. Philosophe ayant initialement suivi une formation en économie, il est originaire de Bruxelles – la ville que j’habite depuis une quinzaine d’années – mais vit en France. Ses interrogations portent notamment sur les moyens de faire du crédit et de la financiarisation de l’économie des éléments structurants du débat public et de l’action politique . Michel Feher propose d’aborder cette question en s’appuyant sur le concept d’ « investi·es » qu’il a forgé pour caractériser la nouvelle « subjectivité » dans laquelle nous, humain·es du monde occidental néolibéral, vivons. Cette condition voudrait que nous – individus, entreprises, collectivités et États – cherchions constamment à attirer le crédit sur nous pour voir nos projets advenir. Des gens, des entités, investissent en nous, et nous voilà investi·es de leur confiance et donc de leurs capitaux. À partir de cette notion, Feher nous explique d’une façon particulièrement claire comment cela conditionne notre façon de faire société. Il interroge ensuite nos leviers d’action et nos façons de lutter pour une transformation du système. Quelques semaines après cette découverte, l’équipe de Panthère Première m’a invitée à contribuer à ce dossier consacré à l’argent et, plus précisément, à me pencher sur le concept d’investi·e, qui fait particulièrement écho à la condition de free lance, si familière aux journalistes, aux auteur·rices et aux artistes. Le texte qui suit relate un échange que j’ai eu avec Michel Feher en avril 2022.

Ce que font les investisseurs

J’ai commencé par demander à Michel Feher ce qui l’avait amené, en tant que philosophe, à travailler sur ce sujet. Il m’a d’abord parlé de l’influence de la pensée de Michel Foucault sur son travail, notamment ses cours au Collège de France intitulés « Naissance de la biopolitique »3, prononcés à la fin des années 1970. Foucault y définit le néolibéralisme comme un projet politique visant à transformer la société toute entière en marché, en ce incluse la sphère reproductive (santé, éducation, culture). Le rôle de l’État est de définir les règles du jeu, et Dans cette société-marché, chacun·e développe un « capital humain », devient « entrepreneur·e de soi »  et doit démontrer qu’iel est rentable. Pour Michel Feher, cependant, les dernières trente années, marquées par la financiarisation accélérée de l’économie, sans être nécessairement inscrites dans le projet néolibéral, ont modifié notre condition depuis la description qu’en faisait Foucault. Une figure a entre temps pris une place prépondérante : celle de l’investisseur. Les investisseurs sont ceux qui ont du capital. Ils peuvent être des particuliers riches, mais aussi des sociétés qui rassemblent l’argent d’une multitude d’épargnant·es, riches et moins riches : sociétés d’assurance, fonds d’investissement, fonds de pension, banque, fonds souverains. L’objectif de ces investisseurs (aussi actionnaires et créanciers) est de faire grandir leur capital et d’en extraire une rente (des dividendes, des intérêts).

Pour lire la suite, RDV dans votre librairie, ou achetez le numero en ligne! Vous soutiendrez le travail de celles qui font cette magnifique revue!

Notes:

1 V. Gago et L. Cavallero, A Feminist Reading of Debt, Pluto Press, 2021.

2 France culture, La suite dans les idées, Épisode du samedi 28 octobre 2017 par Sylvain Bourmeau, « Face aux investisseurs, les investis ».