1er épisode: Se défaire de la toute-puissance du crédit hypothécaire
La propriété privée est au cœur des politiques belges d’accès au logement depuis le XIXe siècle. Pour se loger, nous dépendons :
- des banques qui décident de l’octroi ou non d’un crédit hypothécaire et des conditions d’endettement (intérêts, échéances de remboursement, devises, etc.) ;
- des propriétaires immobiliers qui décident de louer/revendre ou pas leur bien à une personne plutôt qu’une autre.
Ces acteurs agissent selon leurs propres critères. Ces critères sont déterminants pour chacun∙e d’entre nous : que l’on décide d’acheter ou de louer. Ils déterminent notamment les revenus qu’il nous faudra assurer chaque mois et donc le type de rémunération que nous devrons percevoir, et, finalement, le type de travail que nous devrons effectuer et les conditions de travail qu’il nous faudra accepter, bien souvent malgré nous. En admettant que nos moyens soient suffisants, il faudra encore que le propriétaire du bien que nous demandons d’occuper ou d’acheter accepte notre candidature plutôt qu’une autre. Des critères discriminants de prétendue race, de classe (de moyens financiers, de présentation, etc.) ou de genre pourraient illégitimement jouer en notre défaveur. In fine, c’est le propriétaire qui décide de nous céder ou pas un espace, la banque qui décide de nous octroyer ou pas un crédit. Il faudra contraindre nos libertés et nos choix de vie pour se donner une chance d’accéder à un toit sans pour autant avoir la garantie que ce sera possible.
Nous acceptons le plus souvent ces contraintes car notre (sur)vie dépend en partie du fait de pouvoir mettre un toit au-dessus de notre tête. Qui souhaite se retrouver à la rue, sans toit, sans abri ? Comme l’écrit Mona Chollet : « Le spectacle des gens à la rue, sorte de pilori des temps modernes, exerce un extraordinaire pouvoir disciplinaire. »[2] Cela nous rappelle ce risque, celui de nous retrouver nous aussi à la rue[3]. Banques et propriétaires ont d’ailleurs la loi de leur côté, puisque des impayés suffisent à enclencher procédures judiciaires, intervention des huissiers et de la police, et expulsion. Non décidément, c’est trop de menace et trop de violence. Alors on se dit qu’« il faut bien » payer le loyer (au propriétaire) ou rembourser le crédit hypothécaire (à la banque), quitte à accepter n’importe quel emploi, n’importe quelles conditions de travail ou presque, quitte à rogner sur d’autres dépenses essentielles comme le chauffage, l’alimentation ou la santé, car c’est le seul moyen d’éviter le scénario du pire : se retrouver dehors.
Cet article est le produit d’une écriture collective de Eva Betavatzi, Sarah de Laet, Aline Fares et Charlotte Renouprez, membres du collectif Action logement Bruxelles. Il a été publié pour la première fois en juillet 2020 par le journal POUR.
La dépendance aux banques est un choix organisé par l’État
Le choix de dépendre des banques a été privilégié sur des politiques qui mettraient la priorité sur le logement social et d’autres solutions coopératives et de socialisation du logement. Dans une ville comme Bruxelles, le logement social a été abandonné et sous-investi (moins de 7% du parc de logement est du logement social et ces logements sont en partie délabrés, voire vides pour cause d’insalubrité). En faisant ce choix, les États se sont enfermés – nous ont enfermé∙e∙s – dans une logique qui confirme chaque jour davantage la centralité du rôle des banques et des gros propriétaires:
- Vu que l’accès à la propriété dépend de l’octroi de crédits par les banques, différents mécanismes ont été mis en place pour encourager les ménages à souscrire un crédit malgré tout ce que cela implique (coût, durée, contraintes évoquées plus tôt). Parmi ces mesures, on pense principalement aux réductions fiscales qui permettent de déduire le montant des intérêts du crédit de la déclaration de revenus, à une exonération des droits d’enregistrement (ayant remplacé depuis peu le bonus logement), à la déduction du coût de certains travaux du revenu fiscal, à la possibilité d’obtenir un crédit d’impôt, à la non-taxation des loyers, etc.[4] Résultat : la proportion de ménages qui s’endettent pour acheter leur logement augmente même parmi des ménages relativement précarisés[5].
- L’absence de mesures favorables aux locataires (du privé) est également un choix de l’État qui pousse les ménages à souhaiter devenir propriétaires et donc à s’endetter. L’accès à un logement digne et abordable n’est pas garanti sur le long terme aux locataires d’autant plus qu’ils peuvent à tout moment être mis à la porte. Ils ne bénéficient pas de « primes », de « réductions fiscales », « d’exonération » (pourquoi pas une exonération sur la garantie locative ?), de déduction en tout genre. Les loyers ne sont pas non plus encadrés de manière contraignante et, dans la mesure où le logement social est presque inexistant, l’endettement se trouve être aujourd’hui le seul moyen pour les occupant∙e∙s de garantir le prix d’un logement à long terme.
- En période de crise économique et de chômage, et afin de s’assurer que les banques continuent d’octroyer des crédits, les régulateurs (commission européenne, banques centrales, parlement européen, États européens, parlements nationaux…) acceptent de réduire les règles auxquelles elles doivent se plier (règles censées limiter les activités des banques et les risques qu’elles prennent). Cela encourage la formation de bulles spéculatives qui finissent toujours par éclater (crise financière) et rend le système bancaire plus fragile, jusqu’aux risques de faillites et aux sauvetages bancaires aux frais de la population tels qu’on les connaît depuis 2008.
La propriété privée nous rend vulnérables
L’accent mis sur la propriété privée comme moyen privilégié pour accéder à un logement ne nous rend pas seulement dépendant∙e∙s des propriétaires immobiliers et des banques, il nous rend particulièrement vulnérables. La valeur d’un logement est déterminée par le marché : c’est le prix qu’un vendeur peut obtenir à un moment donné, dans un espace donné. Pour la personne qui achète, et donc qui emprunte, c’est différent puisqu’elle doit rembourser la totalité du prix qui a été négocié à la date de l’octroi du crédit immobilier.
Flux mondiaux des capitaux, cours boursiers, valeur foncière, processus de gentrification, activités des fonds immobiliers, spéculation… sont autant de paramètres sur lesquels nous n’avons pas ou peu de prise et qui influencent pourtant le marché immobilier et donc le prix de nos logements. Ainsi, une crise financière peut être provoquée par des banquiers, investisseurs et autres traders, et entraîner crise économique, licenciements et… chute des prix de l’immobilier, comme ça a été le cas lors de la crise de 2008 dans de nombreuses villes européennes. Et pourtant, même si votre bien perd de la valeur, le montant de votre crédit à la banque restera, lui, inchangé, et vous serez sommé∙e de rembourser la totalité du montant de votre dette, même s’il vous faut pour cela revendre votre logement, à moindre prix, et vous endetter encore. Tout ce que vous aurez remboursé jusque-là aura été perdu, et votre logement aussi (notons qu’en attendant, la banque aura elle très probablement bénéficié d’un sauvetage sur fonds publics)[6].
Au-delà du piège de l’endettement, la propriété privée nous rend vulnérable car elle nous pousse à défendre des intérêts qui ne sont pas réellement les nôtres. En effet, être propriétaire de son propre logement ne signifie pas du tout la même chose qu’être propriétaire d’un ou deux immeubles à appartements. Cependant, en voyant une hausse des valeurs immobilières, on serait tenté de croire que c’est également une bonne chose « pour nous », sans penser que, lorsque nos enfants partiront de la maison, ils seront alors bien en peine de trouver un logement à un prix décent sur ce marché qui aura « bien monté ». Les grands propriétaires n’ont quant à eux que des bénéfices à tirer des augmentations des prix. Or, lorsque l’on parle de propriété privée, de remise en question de ce principe, c’est comme si une grande communauté des propriétaires existait et se levait, tout le monde se sent attaqué, prêt à défendre les intérêts d’une classe de propriétaires pourtant bien minoritaires. Or, à chaque fois que l’on renforce le pouvoir des gros propriétaires, c’est la population des locataires et de tou∙te∙s les mal logé∙e∙s que l’on écrase un peu plus.
Pour toutes ces raisons, nous pensons qu’il est temps de réagir à cette injonction à la propriété privée, le logement est un droit et nous ne pouvons le laisser aux mains des banques et du marché privé.
À suivre…
Cette série de trois articles interroge et critique la politique d’accès au logement adoptée par l’État, qui place l’accès à la propriété privée au centre et s’en remet ainsi aux banques. Ce faisant, l’État se fait le promoteur d’un endettement croissant des habitant∙e∙s d’un côté, et le soutien indéfectible des bénéfices des banques de l’autre. Pendant ce temps, de plus en plus de personnes n’ont pas la possibilité d’habiter un logement décent, voire de tout simplement se loger. Une situation intenable, qui a été exacerbée par le confinement et par ses conséquences économiques et sociales.
Le premier article de la série aborde la question de la centralité des banques, de notre dépendance à celles-ci pour accéder à un logement digne, abordable et sur le long terme via le crédit hypothécaire. Il montre également comment les pouvoirs publics renforcent ce modèle d’accès au logement, et en quoi ces politiques sont défavorables à la grande majorité de la population. Dans un deuxième article, nous aborderons la dépendance des banques à leur débiteurs/débitrices et la nécessité d’une remise en question des rapports de force : un changement de point de vue nous permettra de voir que ce sont bien les banques qui nous doivent des comptes. Enfin, dans la troisième partie, nous nous projetterons dans des scénarios renversants : que se passerait-il si nous arrêtions de payer le loyer, le remboursement du crédit ? Une manière d’illustrer ces tensions sociales dans lesquelles nous sommes pris∙es individuellement et de penser les moyens de s’en libérer, collectivement.