Posted in Luttes sociales

La sorcellerie capitaliste

La sorcellerie capitaliste Posted on 11 novembre 2019
Print Friendly, PDF & Email

Une recension du livre d’Isabelle Stengers et Philippe Pignarre (La découverte, 2007)

« La sorcellerie capitaliste » est avant tout une invitation à penser adressée à toutes celles et ceux qui refusent ces mots d’ordre qui en appellent à notre soumission à la dure réalité du monde dans lequel nous vivons. C’est aussi une invitation à se faire confiance et à fabriquer, à expérimenter, à créer, car chemin faisant, il se pourrait bien que surgissent ces nouveaux mondes possibles que nous désirons.

Cette recension a été publiée par Culture et Démocratie, dans son ouvrage collectif « 9 essentiels sur la dette, le surendettement et la pauvreté« , à l’automne 2019.

Propos du livre

Il n’est pas aisé de résumer le contenu de ce livre tant la pensée qui y est développée est riche, mais il nous est possible de tirer quelques-unes des grandes lignes qui le traversent, car comme le dit Anne Vièle dans sa postface écrite à la façon d’une relecture joyeuse, ce que Pignarre et Stengers nous proposent est “assez simple et compliqué à la fois”.

Le livre commence par une première question: “Que s’est-il passé?”. Pour Pignarre et Stengers, il s’agit de comprendre pourquoi nous nous sentons tellement impuissant.e.s alors que les destructions sont là, et que la croyance dans un progrès qui fondait jusqu’alors les bases de l’adhésion au capitalisme s’est fissurée.

Partant des manifestations altermondialistes de Seattle en 1999, lors desquelles le cri “un autre monde est possible” s’élevait face à l’OMC, les auteur.e.s affirment qu’une brèche dans la pensée unique s’est créée, car “même si rien n’a changé, tout a changé”. Ce cri, s’il s’élevait à l’unisson, portait en lui les voix d’une “foule bigarée”, de “minorités multiples et souvent conflictuelles”, et c’est un point qui intéresse particulièrement les auteur.e.s, ce dont il et elle nous proposent d’apprendre: quelles richesses revêtent la multiplicité et la conflictualité qui non seulement n’ont pas empêché ce cri mais lui ont donné sa force?

Cependant, la construction capitaliste poursuit son chemin, au rythme des “il faut bien”, grâce au travail minutieux et obstiné de “petites mains” qui lui donnent ces capacités sidérantes de renouvellement et d’adaptation: un « flux réorganisateur mouvant ». C’est cette complexité qui fait que la dénonciation du “système” si chère au mouvement anticapitaliste ne peut plus suffire.

Ce à quoi nous invitent plutôt Pignarre et Stengers, c’est à être “pragmatiques” au sens de cultiver un “art des conséquences (…) qui s’oppose à la philosophie de l’omelette justifiant les œufs cassés”. On le voit, ce texte est aussi riche de pointes d’humour, peut-être à l’image de ce à quoi il appelle par ailleurs : faire se rencontrer “bonheur et politique” et cultiver la joie dans la lutte. Il invite aussi ceux et celles qui se réclament de l’anti-capitalisme à “faire (créer, fabriquer) avec” les autres positions de lutte (féministes, écologiques, les luttes paysannes, indigènes, …) plutôt que de continuer sur la seule voie de la dénonciation et de l’indignation générales.

Cette première partie se poursuit par une description de ce dans quoi nous sommes pris.e.s, ces processus par lesquels le capitalisme (et l’Etat) fabriquent notre capture. Il y a tout d’abord les alternatives infernales, une idée qui est centrale dans le livre. Ces alternatives sont de celles qui sidèrent. L’exemple typique est celui de l’alternative entre accepter la ‘nécessaire’ délocalisation qui suivrait des augmentations de salaire, ou se résoudre au statu-quo voire aux destructions du droit du travail et aux plans de restructuration pour que l’entreprise gagne en compétitivité sur le marché mondial. Viennent alors les petites mains, celles qui œuvrent à colmater, à adapter, à améliorer quotidiennement et consciencieusement le système, à le faire fonctionner, celles qui font tenir les alternatives infernales et contribuent à les construire – celles de ces êtres qui ont renoncé.

C’est à ce point de la réflexion qu’intervient l’hypothèse sorcière – le système capitaliste comme système sorcier – non pas pour proposer une nouvelle définition du capitalisme mais pour considérer sa capacité à capturer nos forces créatrices et à les retourner contre nous-même, et penser comment alors faire prise et sortir de l’impuissance.

Le sens de l’hypothèse sorcière pourrait être résumé dans le titre de la seconde partie: apprendre à se protéger. Ce qui est soulevé ici c’est notre vulnérabilité, car nous sommes exposé.e.s au danger d’être capturé.e, et cela même si nous luttons. A tout moment, l’alternative infernale guette, par exemple dès que nous acceptons les termes dans lesquels les problèmes nous sont présentés.

La question de notre vulnérabilité au risque de capture sorcière (c’est à dire au risque d’être pris dans l’impossibilité de penser et donc d’agir dans laquelle nous mettent les alternatives infernales) pose celle de “l’apprentissage des précautions nécessaires”. Et c’est là que les auteur.e.s nous proposent de “quitter le sol assuré”, celui d’un monde encore connu, “rationnel”. C’est là aussi qu’il et elle s’exposent à la critique acerbe et au ricanement (à ce sujet, voir le commentaire qui suit et qui propose un détour par la non-conclusion du livre dans lequel Pignarre et Stengers expliquent leur démarche d’un autre point de vue, celui de deux intellectuel.le.s qui construisent délibérément une difficulté pour mieux avancer).

A cela s’ajoutent une question fondamentale et une affirmation difficile à entendre: la question est celle de notre croyance au progrès promis par le capitalisme et soutenu par l’Etat; l’affirmation celle de la nécessité d’apprendre l’effroi. Nous le lisons comme un passage décisif du livre, puisque maintenant que la promesse du progrès (capitaliste) ne tient plus face au constat du désastre social et environnemental, il nous faut apprendre à penser sans la promesse d’un futur universellement meilleur et avec la réalité du désastre en cours. Que nous reste-t-il alors, comment créer ?

La troisième partie ouvre les premières pistes : comment faire prise? Non pas un retournement total, mais une prise, des prises, de là où nous nous trouvons, à partir des situations que nous expérimentons, des conséquences que nous subissons ? Partant de ce qui a fait événement à Seattle – la fin d’une capture sur les imaginations – Pignarre et Stengers nous rappellent que si quelque chose a réussi alors, c’est cette capacité de briser la paralysie sidérée et la force qu’y ont puisé ceux et celles qui ont entendu le cri “un autre monde est possible”. Mais il reste à trouver les prises pour avancer, pour recréer du politique là où il avait disparu, et à maintenir ces prises. Pour les auteur.e.s, de telles prises sont nécessairement locales, diverses, multiples, et chacune peut constituer un ”trajet d’apprentissage” et nécessite que des connections soient faites.

Suit l’exemple du trajet parcouru par des associations de patient.e.s atteint.e.s du sida en Afrique du Sud qui, alors que l’Etat était attaqué par des entreprises pharmaceutiques pour avoir envisagé la production de trithérapies à moindre coûts, se sont sorti.e.s de la position de victime qui leur était assigné.e.s pour prendre celle d’expert.e.s et faire du sujet des brevets privés un sujet politique. L’industrie n’en a pas été renversée, mais sa “façade de légitimité a été mise en pièces”, des personnes se sont organisées et se sont mêlées de ce qui n’était pas censé les regarder, elles “ont fabriqué le problème d’une manière qui ne préexistait pas à leurs efforts” et chemin faisant, des connections ont été faites, et d’autres fronts ont été ouverts, au Brésil, en Inde et ailleurs, inspirés par la possibilité que les associations d’Afrique du Sud avait ouvertes.

Un autre exemple est développé, qui nous est géographiquement plus proche, et avec lequel les politiques d’austérité d’après-crise et les réponses que nous y trouvons (ou pas) raisonnent particulièrement : la destruction progressive du système de retraite public par répartition au profit d’un système de retraite par capitalisation. Si le livre nous mène à travers ce processus (et aussi, celui de la destruction de la sécurité sociale), c’est d’abord pour nous montrer comment sont ainsi produites de nouvelles alternatives infernales, comment ce système sorcier divise (employés sous la pression de la rentabilité, retraités en attente de rentabilité pour alimenter le fonds de pension) et l’impuissance qui résulte de la capture. C’est ensuite pour insister sur la nécessité d’hériter de ce qui nous a précédé (les luttes sociales qui ont conduit à ces deux inventions que sont la sécurité sociale et la retraite par répartition) et celle de “faire attention” (ne pas se reposer sur ce que l’on croyait acquis, se rappeler que cela a été conquis et doit donc être protéger de toute tentative de capture).

Avoir besoin que les gens pensent” est le cri qui ouvre la quatrième partie. Mais penser ne suffit pas: il faut aussi créer, et faire politique là où les problèmes se posent. Pour prolonger la proposition selon laquelle les prises ne sauraient être que locales, les auteur.e.s nous remettent en garde contre la tentation de la généralisation (comme la “prise de conscience”) et promeuvent le “devenir minoritaire”, la pensée “par le milieu” (écosophie). Il nous est rappelé l’impossibilité de penser à la place des autres, et donc la nécessité de laisser naître et se développer des créations politiques minoritaires (interstices).

Cet appel à la multiplicité (local, interstice, minoritaire) est la “recette” qui nous est proposée pour créer du politique, car c’est la multiplicité qui peut créer les confrontations (inéluctables) et empêcher l’arrêt de la pensée. C’est tout l’enjeu, le processus « fabriqué” par lequel peuvent se déployer les protections dont nous avons besoin pour éviter la capture.

Les mots “empowerment” et “reclaim” clôturent le livre. Difficiles à traduire en français, ils sont utilisés tels quels avec l’intention de casser les images faciles et réductrices qui y sont associés. Deux mots qui renvoient à des techniques utilisées par les écoféministes et dont Starhawk s’est fait le relai : compliquer un processus pour le renforcer, cultiver l’expression minoritaire, et ainsi mieux résister à la capture. Et aussi, lutter en faisant exister de manière palpable (et joyeuse) ce à quoi l’on tient.

Commentaire

Comment une philosophe des sciences et un éditeur, tous deux proches de mouvements de lutte anticapitalistes peuvent-ils bien verser dans la sorcellerie et la magie? Qu’est-ce que c’est que cette proposition de pratiquer le désenvoûtement?

Ce soupçon a priori est commun. C’est d’ailleurs ainsi que les auteur.e.s concluent (sans conclure) ce livre exigeant et passionnant: en prenant l’hypothèse du système sorcier pour décrire le système capitalisme et en terminant par les « recettes » des sorcières néopaïennes d’Amérique du Nord, il et elle ont pris un risque: celui que « ça casse ». Mais la conclusion porte aussi la justification de ce choix: Pignarre et Stengers y précisent leur “besoin de fabriquer ce qui constitue une véritable épreuve pour nos habitudes de penser” – l’hypothèse sorcière.

Créer des questions plutôt que les subir, créer les artifices nécessaires à redonner leur complexité aux situations, bousculer et confronter pour créer du politique là où il était étouffé et faire ensemble, en partant de là où nous nous trouvons. C’est à la fois une proposition, et une pratique – celle qui traverse ce livre – et elle pourrait bien faire grandir notre intelligence des situations dans les temps qui sont les nôtres.

Isabelle Stengers et Philippe Pignarre publient La sorcellerie capitaliste en 2004, près de 15 ans après Seattle et quelques années avant la crise financière, – devenue crise économique et sociale – la plus importante qu’ait connu le monde capitaliste. A la lecture des événements actuels, certaines formules pourraient paraître obsolètes : l’état de sidération dans lequel le système sorcier capitaliste nous maintient vacille, de nouvelles fissures apparaissent. Le surgissement des gilets jaunes et ce qui se joue sur les ronds-points, l’éveil politique des lycéen.ne.s et étudiant.e.s alors que les destructions de la biosphère avancent, l’auto-organisation dans les banlieues parisiennes où la police brutalise la population depuis des dizaines d’années, les occupations organisées par des migrant.e.s dans des grandes villes, le regain de vigueur des mouvements de lutte féministes, …

La simultanéité de ces mouvements forme un terrain propice aux connections auxquels les auteur.e.s en appellent, et un enjeu pour les mouvements ‘traditionnels’ de lutte anti-capitaliste.

La pensée de Pignarre et Stengers reste donc nécessaire et des plus vivifiantes – car en même temps que de nouvelles fissures dans le « système » apparaissent et qu’elles deviennent des champs de création politique, le “flux réorganisateur mouvant” continue d’avancer avec ses hordes d’alternatives infernales et de petites mains, qui pourraient pétrifier encore. Des (fausses) solutions fleurissent ainsi en réponse aux préoccupations qui s’expriment dans les rues. La « finance verte » est un exemple des impasses qu’on nous fabrique, et autour desquelles tant de petites mains s’activent, tant de personnes et d’organisations risquent la capture: car comment envisager que la solution puisse se trouver à l’endroit même où les destructions trouvent leurs origines? Alors oui, il nous faut faire attention.

La crise financière de 2008 et ce qui s’en est suivi peut aussi se lire comme un capture sorcière: nous avons été mis.e.s face au « choix » entre rembourser la dette publique héritée des sauvetages bancaires de 2008 et “nous serrer la ceinture”, ou accepter que les “marchés financiers” nous réduisent à néant. Le pouvoir sorcier capture dès que nous acceptons cette formulation du problème. Alors nous en sommes réduits à demander une restructuration de la dette qui la rendrait “tolérable” (juste un filet d’air pour respirer) et à proposer une réforme des marchés financiers qui les rendraient moins voraces. Le désenvoûtement s’opère dès que nous refusons cette formulation du problème: raviver l’histoire des luttes passées, apprendre de pratiques similaires qui ont existé et existent encore plus ou moins près de nous, se mêler de ce qui n‘était pas censé nous regarder (les comptes publics) et affirmer la possibilité d’annuler la dette.

A la fin du livre, Pignarre et Stengers nous relaient les questions désarçonnantes des sorcières : “Et vous, d’où puisez-vous vos capacités de tenir et d’agir ? Comment réussissez-vous à créer les protections que nécessite le milieu empoisonné où nous vivons tous ?” On pense alors aux luttes intestines, au burn-out militant, aux connections qui ne se font pas, au refus d’accepter les particularités de certaines situations minoritaires sous prétexte qu’elles ralentiraient la lutte, à la tentation de parler à la place de… Ces questions des sorcières nous rappellent la nécessité de prendre soin, de nous, collectivement, de ce qui se créé, de reconnaître ce qui a été réalisé, de résister à la tentation totalisante, à la généralisation – de cultiver l’art du “faire attention”.

Mots-clés

Anti-capitalisme – Marx – pouvoir sorcier – protection – alternatives infernales – petites mains – faire prise – interstice – écosophie – empowerment – reclaim – lutte

4. Contenu

[Chacune des quatre parties est divisée en 5 à 6 chapitres]

Gratitudes (5)

I. Que s’est-il passé (7)

II. Apprendre à se protéger (55)

III. Comment faire prise? (95)

IV. Avoir besoin que les gens pensent (139)

Surtout ne pas conclure (191)

Postface par Anne Vièle: Puissance et générosité de l’art du « faire attention » ! (197)

Table des matières (225)