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#2 | Série “Crise financière par temps de pandémie”, ce n’est pas de charité dont nous avons besoin

#2 | Série “Crise financière par temps de pandémie”, ce n’est pas de charité dont nous avons besoin Posted on 3 avril 2020

Ce texte a été publié pour la première fois par le journal La Relève et la Peste, le 29 mars 2020 sous le titre “Pour renflouer les banques, utilisons leurs dividendes”. L’article initial étant assez long, je choisis ici de le publier en deux parties qui constituent les épisodes #2 et #3 de cette série “Crise financière par temps de pandémie”.

Tout au long de l’année 2019, et bien avant déjà, les personnels des hôpitaux publics et les soignant.e.s en général, en Belgique, en France et ailleurs, ont crié leur détresse et leur manque de moyens sur tous les tons. C’était bien avant le début de la pandémie. Depuis, c’est pire, sauf que les moyens financiers n’arrivent pas. En Belgique, les hôpitaux publics en étaient rendus à la mi-mars à faire des appels aux dons de la population faute de moyens fournis par l’État. Et en France, le 27 mars, le CNRS lançait lui aussi un appel aux dons pour financer la recherche sur le COVID-19.2019 aura aussi été une année exceptionnelle pour les marchés financiers. Les cours de bourse ont atteint des sommets jamais égalés, et les entreprises cotées ont répondu aux rêves de leurs actionnaires : les dividendes promis ont eux aussi battu des records. Mais avec l’arrivée de la pandémie, l’euphorie a tourné à la crise d’angoisse et les valeurs boursières ont connu quelques chutes. Heureusement pour elles, les États et les banques centrales de par le monde se sont précipités pour rattraper le coup et ont injecté des centaines de milliards dans les marchés. On dirait que ça va beaucoup mieux depuis – ce n’est pas forcément une bonne nouvelle.

Cette différence de traitement n’a pas fini de nous indigner et de nous sidérer – et je n’ose imaginer ce qu’elle provoque chez celles et ceux qui sont en première ligne et qui ne voient pas les moyens arriver, cette différence dans les réponses apportées et dans les priorités, cette façon de gérer une « crise financière » alors qu’on est en pleine crise sanitaire1. Alors est-ce pour s’éviter un courroux populaire trop violent, pour se racheter une conscience, ou juste par bêtise, par mépris et par cynisme, que les « investisseurs » et autres banquiers prennent les centaines de milliards des sauvetages d’une main et font grande publicité de leurs soi-disant largesses d’une autre ? En France, en pleine crise sanitaire, une multinationale du luxe produit ainsi des flacons de gel hydroalcoolique et les distribue gratuitement aux hôpitaux, pendant qu’une autre produit des masques et des blouses dans ses usines de confection et en fait don aux hôpitaux français et italiens. A Genève, des banques privées financent un mois de repas au personnel soignant des hôpitaux genevois. Waouh. Super.

Ces entreprises s’achètent un crédit d’image immense à peu de frais. Car que valent ces ‘gestes’ au regard des profits qu’elles génèrent et qui se comptent annuellement en milliards ? Des profits allégrement distribués à leurs dirigeants et à leurs actionnaires (en moyenne les entreprises du CAC 40 distribuent près de 2/3 de leurs profits à leurs actionnaires), des profits gonflés par des pratiques d’évasion fiscale de haute voltige dont elles se sont faites les championnes, gonflés par des délocalisations et des conditions de travail désastreuses à l’autre bout du monde, par une publicité qu’on nous assène jusqu’à l’abrutissement, un mépris de l’impact environnemental désastreux de leurs activités – et j’en passe. Alors espérons que personne n’est dupe de leurs soi-disant largesses.

Mais comment s’y prendre ? Comment imposer à ces multinationales et leur propriétaires multi-millionnaires et multi-milliardaires une contribution qui soit à la hauteur de la situation dans laquelle nous nous trouvons?Un groupe d’intellectuel.le.s qui attirent plutôt ma sympathie et mon intérêt a priori, a récemment proposé une réponse : la mise en place en France d’un fonds de solidarité auquel pourraient notamment contribuer les plus riches (2). Ils et elles soulignent l’évidence des urgences : « un besoin d’argent immense et immédiat pour parer au plus pressé, limiter la casse, porter secours aux plus démunis, et bien sûr protéger ceux qui sont en première ligne. » Et d’ajouter : « Pensons aux dizaines de millions de migrants parqués dans des camps partout dans le monde [j’ajouterai : et en Europe !], menacés d’une mort silencieuse (…) ». Ils et elles rappellent aussi l’incroyable niveau des inégalités et combien elles se sont creusées ces dernières années : records de richesses, records de misère. Mais l’intérêt de cette carte blanche s’arrête là. Car pourquoi en appeler à la philanthropie, à la générosité des plus riches qui pourraient « pour commencer », nourrir un fond de solidarité d’un milliard d’euros ? Pourquoi seulement un milliard,, d’abord ? Ce n’est presque rien au regard de l’enjeu et des montagnes d’argent que ces gens planquent dans les paradis fiscaux. Pourquoi ajouter que donner serait dans leur intérêt, car « contribuer au redressement de notre pays, réduire les situations dramatiques, est un gage pour eux à long terme de conserver, sinon de retrouver leurs richesses. » Pourquoi faire des ronds de jambe à ces gens et vouloir les convaincre qu’ils ont tout à gagner à se montrer généreux et que cela ne changera rien à leur fortune, au contraire ?Ce sont justement ces richesses accumulées et concentrées qui créent la misère dans laquelle nous nous enfonçons, et les auteur.e.s de cette tribune sont bien au courant de tout cela, alors pourquoi font-ils comme si ce n’était pas le cas ? Ces fortunes démesurées, accumulées grâce à un patrimoine que loyers et autres dividendes ne finissent pas de faire grossir, grâce à un système financier particulièrement efficace pour les servir (3), grâce aussi à une pratique systématique de l’évasion fiscale (ou de « l’optimisation fiscale » pour les âmes sensibles, mais cela revient au même), grâce à un mépris pour les idées même de partage et de solidarité.

Cette philanthropie est peut-être alimentée par des motivations sincères, mais elle n’est ni juste, ni à la hauteur de la situation. Ces gens sont à la tête de dizaines de millions ou de milliards de capitaux, et même leur piètre charité est soutenue par des déductions fiscales qui diminuent les entrées fiscales et donc les budgets publics. Par ailleurs, les choix des philanthropes restent guidés par des désirs individuels qui ne coïncident pas nécessairement avec l’intérêt collectif : comment ces millionnaires et milliardaires, du fait de leurs conditions matérielles d’existence hyper-privilégiées, pourraient-ils comprendre et donc résoudre des problèmes sociétaux qui ne les affectent pas ? Ce qu’il faut à la santé publique, ce ne sont pas des philanthropes qui un jour se réveillent en se disant qu’il y a le feu et qu’il serait peut-être bon de prêter main forte pour aider à éteindre l’incendie (mettre quelques usines textiles au service de la fabrication de masques et de blouses, par exemple), mais ce sont des individus et des entreprises qui arrêtent d’attiser le feu, en permanence, tout le temps : évasion fiscale alors que les impôts servent à financer les services publics, pression politique pour payer toujours moins de cotisations sociales et ainsi vider les caisses de la sécurité sociale qui servent pourtant à financer la santé publique – et ce ne sont que deux illustrations des pratiques de ces pompiers pyromanes.

Mais alors quelles seraient les autres voies si l’on se coupe des miettes de générosité que pourraient nous octroyer ceux qui en ont les moyens ? Parce que leur imposer de payer, c’est bien, mais « ils ne seront pas d’accord » ! Certes, on ne peut attendre d’eux qu’ils « rendent les clés gentiment »(4). Cela dit, on peut probablement compter sur l’absurdité et l’injustice évidente de la situation actuelle, et sur l’impossibilité de maintenir les choses telles qu’elles sont, pour organiser une pression populaire et politique qui aboutisse à ce que ces gens craignent par-dessus tout : une redistribution des richesses qu’ils ont injustement accumulé, et des réglementations contraignantes.

1 Martine Orange décrivait très clairement cette situation dans son article du 13 mars publié sur Médiapart

2 Tribune publiée par le journal Libération le 26 mars

3 A ce sujet, voir le texte « Crise financière, sauvetages bancaires et inégalités » qui explique les mécanismes à l’œuvre

4 Comme le dit Frédéric Lordon : « Le capitalisme ne rendra pas les clés gentiment »