La financiarisation du logement fait référence à ce qui relie nos logements à la finance internationale et les rendent interdépendants. La crise de 2008 et les millions d’expulsions qui l’ont engendrée et lui ont succédé, en ont été une illustration particulièrement révoltante et dramatique. Mais la financiarisation se joue aussi chaque jour, autour de nous, et les gros promoteurs sont au centre de ce processus.
J’ai écrit cet article avec Claire Scohier (travailleuse chez Inter-Environnement Bruxelles) et Sarah De Laet (géographe, militante pour le droit au logement, et autrice de la conférence gesticulée « J’habite, tu habites, ils spéculent« ) dans le cadre d’un numéro du journal Bruxelles en mouvement paru en février 2002 et consacré à la promotion immobilière. On y regarde de près ce que la promotion immobilière fait à la ville, en prenant l’exemple de deux promoteurs immobiliers particulièrement actifs dans la capitale européenne, Immobel et BPI. L’intégralité des articles du journal est consultable sur le site d’Inter-Environnement Bruxelles. Un autre article est publié sur ce blog, « L’argent coule à flot« , ainsi qu’une interview filmée où je me trouve aux côté de Manuel Aalbers pour parler des mécanismes de financiarisation du logement.
Les gros promoteurs immobiliers actifs à Bruxelles, comme Immobel, CFE/BPI, mais aussi Atenor, Besix, AG Real Estate et d’autres, sont des entreprises dites « financiarisées », parce qu’elles font appel aux marchés financiers pour financer le développement de leurs activités, qu’elles sont cotées en bourse, et qu’elles répondent donc aux exigences de rentabilité imposées par ceux qui les financent. Des promoteurs comme Immobel et BPI sont donc certes des acteurs « locaux » (avec au moins la moitié de leurs projets en Belgique) mais ils ont accès à des capitaux internationaux, en grande quantité. C’est ce qui leur donne un immense pouvoir d’achat sur les terrains et pour la construction de projets.
Ces promoteurs ouvrent la porte au déversement d’immenses quantités de capital sur la ville et font office de courroies de transmission pour des capitaux en recherche constante de nouveaux débouchés.
Ces promoteurs ouvrent ainsi la porte au déversement d’immenses quantités de capital sur la ville et font office de courroies de transmission pour des capitaux en recherche constante de nouveaux débouchés – ces débouchés sont des territoires, des villes, et, pour ce qui est d’Immobel et de BPI, Bruxelles.
Lorsqu’un promoteur ambitionne de transformer la ville, il a besoin de beaucoup d’argent : outre les frais de fonctionnement que toute entreprise doit engager (salaires et autres dépenses courantes), le promoteur doit être capable d’avancer le prix du terrain, les frais liés à l’étude de faisabilité du projet et au travail des architectes, et la construction elle-même. Ces dépenses n’ont pas vocation à être financées sur fonds propres : cela limiterait le rythme et la taille des projets, et donc la rentabilité de l’activité. Les promoteurs doivent donc être capables de convaincre banquiers et investisseurs de leur prêter de quoi financer leurs visions.
Un financement international
Tant Immobel que le groupe CFE, auquel appartient BPI, sont des entreprises cotées en bourse. Cela signifie que les actionnaires de ces entreprises [1] – et donc leurs capitaux – peuvent provenir de n’importe où dans le monde, grâce à la libre circulation des capitaux.
Cette présence en bourse et la relative notoriété des deux entreprises sur les marchés financiers leur permettent également de « lever » des capitaux en grande quantité, que ce soit à l’occasion d’augmentations de capital (entrée de capitaux frais, et de nouveaux actionnaires) ou d’émissions obligataires (des emprunts sur les marchés financiers, lors desquels les investisseurs ne souscrivent pas des actions mais des obligations, c’est-à-dire des parts de dette de l’entreprise).
Les investisseurs qui souscrivent à ces émissions obligataires et augmentations de capital (c’est-à-dire ceux qui prêtent de l’argent à Immobel et BPI) sont pour l’essentiel des « investisseurs institutionnels » : il s’agit notamment de banques (qui empruntent elles-mêmes sur les marchés financiers et investissent cet argent en achetant actions et obligations d’autres entreprises), de sociétés d’assurance (qui rassemblent les primes d’assurance de leurs clients et achètent elles aussi actions et obligations), de fonds d’investissement de type SICAV (qui rassemblent l’épargne de particuliers), de fonds de pension (qui rassemblent les contributions des salariés en vue de leur retraite) ou de fonds spéculatifs de type « hedge funds » (qui sont généralement localisés dans des paradis fiscaux et rassemblent exclusivement des capitaux de personnes fortunées).
Immobel a fait grand usage, et avec succès, de ces ressources financières : elle a ainsi pu collecter successivement 100 millions d’euros en 2018 (émission obligataire, c’est-à-dire emprunt sur les marchés financiers contre des titres de dette – obligations – qui donnent lieu à un paiement d’intérêts), 75 millions en 2019 (re-émission obligataire), 52 millions en 2020 (augmentation de capital, c’est-à-dire mise en vente de nouvelles actions, qui donnent droit à des dividendes).
BPI a, elle, accès aux capitaux collectés par sa maison mère CFE, qui lui alloue du capital en fonction de ses besoins – et elle le fait avec plaisir vu la rentabilité des activités de promotion immobilière.
Priorité aux actionnaires et aux financiers
Attirer des capitaux suppose de savoir raconter des histoires convaincantes pour les oreilles – et les portefeuilles – des investisseurs, et d’adapter les objectifs de l’entreprise à leurs attentes. Immobel est de ce point de vue une première de classe depuis que Marnix Galle en a pris la tête : quoi qu’il arrive, le dividende par action (part du profit reversé aux actionnaires) augmente, année après année, et le nombre et la taille des projets ne cessent eux aussi d’augmenter. C’est une constante depuis 2016, et Marnix Galle n’a de cesse de le répéter. Il en va de la confiance que les investisseurs lui vouent et de sa capacité à attirer des capitaux la prochaine fois que cela sera nécessaire.
« Nous mettons tout en œuvre pour garantir à nos actionnaires une gestion performante et une politique de dividende récurrente et en croissance. » Marnix Galle, président exécutif d’Immobel
En comparant les données financières des deux entreprises, on constate qu’Immobel est beaucoup plus productive que BPI, que ce soit en volume de projets en portefeuille (m²) ou en volumes de ventes (chiffre d’affaire). Mais toutes deux affichent une rentabilité solide et relativement régulière malgré les à-coups inhérents à l’activité de promotion immobilière.
En matière de dividende, la pratique d’Immobel est symptomatique des entreprises qui donnent la priorité à leurs investisseurs – et donc à leur capacité future de collecte de capitaux sur les marchés financiers : pour maintenir la croissance du dividende payé année après année, Immobel a payé un dividende de 20 millions d’euros à ses actionnaires en 2017, alors que le bénéfice réalisé cette année-là n’était que de 11 millions. Quoi qu’il arrive, même si le contexte est morose, le dividende se doit d’augmenter pour séduire les actionnaires. Au total, si on cumule les dividendes payés par Immobel de 2016 à 2020 inclus, ce sont près de 120 millions d’euros qui sont sortis de l’entreprise. Rappelons que 60 % des actions étant détenues par Marnix Galle, 60 % des dividendes lui reviennent, et que cette décision est prise par les instances dirigeantes et l’assemblée générale d’Immobel, aussi présidée par Marnix Galle.
Depuis que Marnix Galle a pris la tête d’Immobel en 2016, le dividende par action augmente, année après année, et le nombre et la taille des projets ne cessent eux aussi d’augmenter. Quoi qu’il arrive.
Transformer les capitaux en « marchandise logement » [2]
Si l’on considère les seuls aspects techniques de la promotion immobilière, le promoteur est le coordinateur des nombreux contributeurs à la construction d’un bâtiment : il rassemble les moyens financiers nécessaires à l’achat du terrain et à la construction (crédit bancaire, emprunt auprès d’investisseurs, recherche de nouveaux actionnaires…), il choisit l’architecte et la société de construction, il se charge de l’obtention du permis, il élabore le calendrier de construction et il coordonne les différents intervenants tout au long du projet. Plus important encore – et on retrouve ici le côté « visionnaire » – le promoteur immobilier est l’initiateur du projet : c’est lui qui « ose voir grand » et qui « prend des risques ». Mais son objectif premier n’est pas de rester propriétaire des immeubles qu’il construit [3] : le promoteur organise donc aussi la vente des immeubles qu’il fait construire, si bien que, même s’il laisse des traces très visibles derrière lui (la « vision » du promoteur devenue matière), le promoteur ne fait que passer, emportant beaucoup d’argent avec lui. Ainsi pour le projet Key West/A’Rive, quelques mois après la délivrance des permis, Immobel et BPI passaient un accord avec Home Invest Belgium, le spécialiste de l’immobilier résidentiel locatif, pour démarrer la commercialisation avant même que la première pierre ne soit posée [4]
Nous l’avons vu, des groupes comme Immobel et BPI/CFE brassent des quantités considérables de capitaux qui leur permettent de produire des projets rapidement et en grande quantité, et pour attirer tous ces capitaux nécessaires à l’expansion et l’accélération de leur activité, ces entreprises « se vendent » aux investisseurs. Autrement dit, Immobel et BPI/CFE sont des entreprises, mais elles sont avant tout des produits financiers : leurs actions et leurs obligations sont des produits qui s’échangent à la bourse et dont le prix répond aux lois de l’offre et de la demande – offre et demande de ceux qui ont du capital à investir. La promesse de ce produit (l’action ou l’obligation émise par Immobel ou par CFE), c’est que sa valeur va augmenter – ses acquéreurs espèrent réaliser une plus-value à la revente – et qu’il générera des revenus chaque année – les dividendes pour les actions, les intérêts pour les obligations.
Immobel entend utiliser les fonds récoltés pour accélérer sa stratégie d’investissement et financer des projets supplémentaires dont dix ont déjà été identifiés à Bruxelles, à Paris et au Luxembourg. Ces projets devraient générer une rentabilité des capitaux propres d’au moins 15 % et s’ajouter au portefeuille existant de 4,5 milliards d’euros de valeur brute de développement, principalement axé sur l’immobilier résidentiel sur des sites de choix. Extrait de l’article « Offre intégralement souscrite pour Immobel », L’Echo, 13 Mai 2020
Grâce à tous ces capitaux collectés, les promoteurs produisent sans cesse de nouveaux logements. Plus exactement, ils ajoutent des marchandises sur le marché du logement, ils les mettent en vente, s’assurant un bénéfice qui sera reversé à leurs actionnaires et investisseurs. Pour des investisseurs, le logement présente trois atouts principaux :
- Sa rentabilité le rend particulièrement attractif dans une période de taux bas comme celle que nous avons connue ces dernières années ;
- Sa position de « valeur refuge » (la terre, la pierre, l’or) est appréciée dans des périodes incertaines et autres périodes de « crises » comme celles que nous traversons ;
- Avec la pandémie, le logement a de nouveau la cote, le bureau un peu moins, et cela justifie de nouvelles approches et de nouveaux besoins en matière de logement puisqu’on va de plus en plus travailler depuis son domicile (c’est en tous cas une narration sur laquelle surfent les promoteurs soucieux de se montrer « innovants » et « à la pointe »).
C’est ce qui en fait un produit plutôt facile à vendre, et si on y pense un instant, c’est bien celles et ceux qui auront l’usage de ces logements – les locataires et les propriétaires-occupants – qui, par le paiement de leurs loyers ou par leur crédit hypothécaire, par leur travail, donc, alimenteront le flux d’argent qui remonte in fine aux investisseurs, plus-values, dividendes et intérêts.
Il est indéniable que la production de logements par des promoteurs privés comme Immobel et BPI fait monter les prix.
Par ailleurs, même s’il est difficile de chiffrer l’impact exact des tendances décrites ci-dessus sur les prix du marché du logement bruxellois, il est indéniable que la production de logement par des promoteurs privés comme Immobel et BPI fait monter les prix : d’un côté, l’exigence de rentabilité vis-à-vis de leurs actionnaires les conduit à produire des logements destinés à des occupants aux revenus élevés et/ou dans des zones où les prix augmentent (gentrification accompagnée par les pouvoirs publics). De l’autre, les besoins en produits d’investissements rentables (en période de taux bas) et réputés sûrs (en période d’incertitude) sont quasi illimités, encourageant une hausse des prix.
Le spatial fix de David Harvey [5] par Sarah de Laet [7]
Il est fréquent de buter sur certaines questions en ville : « pourquoi y a-t-il autant d’immeubles vides » ou encore « mais qui va réellement vivre dans tel ou tel immeuble » ? Ces interrogations sont légitimes et logiques depuis le point de vue habitant qui est le nôtre, mais également depuis un point de vue d’individu-consommateur et non pas « investisseur ». Pour essayer d’éclaircir ces paradoxes (pourquoi des « gens » achètent-ils des logements que personne ne va ou ne peut louer ?), il est intéressant de revenir sur le concept de « spatial fix » élaboré par David Harvey.
David Harvey est un géographe étasunien, qui a notamment travaillé sur le Paris hausmannien. En étudiant le développement urbanistique sous le Baron Hausmann, David Harvey mett en évidence le rôle que le foncier (le sol), et en particulier le foncier urbain, joue dans le maintien et la circulation du capital. En quelques mots, il montre qu’au moment de crises économiques et de diminution du taux de profit dans l’activité productive, ou à des moments de perte de confiance dans la bourse, des masses de capitaux se dirigeront vers les villes pour s’y « fixer » (le terme anglais « fix » signifie à la fois « fixer » et « solution »). Cet afflux de capitaux dans la ville a une matérialité, une réalité physique (et écologique) : les avenues hausmanniennes, les tours New-Yorkaises, etc. Autrement dit, pour que ces capitaux puissent se fixer en ville, il leur faut un produit à acheter. L’idée est la suivante : si l’économie va mal, si la valeur des titres financiers est volatile, il faut essayer de sauver un maximum de capital. Et bien qu’une explosion de bulle immobilière soit possible, et bien qu’une diminution des valeurs foncières à court terme soit possible, Paris sera toujours Paris, et investir dans ce foncier ne sera sans doute pas dommageable à moyen terme, voire rentable à long terme (c’est donc également une spéculation qui est à l’oeuvre). Ce que l’on observe donc, c’est à la fois un capital qui cherche à maximiser ses rendements immédiats ET un capital qui cherche à se fixer, quitte à ne pas rapporter beaucoup d’argent au début.
De la même façon que nous vivons dans une période économique de plus en plus financiarisée mais que toutes les activités économiques ne sont pas financières (il existe toujours des boulangers, des fabricants de châssis, etc) ; le marché immobilier subit une financiarisation sans pour autant s’y résumer. Ainsi, le spatial fix existe toujours, et se double d’une financiarisation du secteur. Ceci implique que l’immobilier est considéré comme un actif, potentiellement sous une forme financiarisée, comme un autre. Lorsque l’action d’une entreprise prend de la valeur, cette prise de valeur représente, en théorie, la croyance dans une rentabilité future. On sait que ces valeurs boursières peuvent être totalement déliées des possibilités réelles de bénéfices. Pourtant jusqu’à un certain point, le système tourne. Quelque part, les logements remplissent désormais une fonction analogue, qui n’est possible que si les capitaux en jeu sont vraiment énormes : on postule qu’un jour les loyers qu’on en tirera, ou le prix de vente futur, seront très très élevés. Même si en réalité ils ne le sont pas encore (et même si les logements sont encore vides). Ce qui compte c’est que cela se tienne, et qu’il y ait une croyance dans ce produit. Sans quoi, la bulle éclate.
Ceci contredit la fameuse loi de l’offre et de la demande souvent brandie par les promoteurs pour justifier une construction massive de logements privés qui auraient par magie (encore elle) les vertus de faire baisser les prix. C’est le mantra actuelle de l’UPSI : « Densifier pour faire baisser les prix » [6].
[1] Comme la déclaration d’identité des actionnaires n’est imposée que dans le cas où un actionnaire détient au moins 5 % des actions, 37 % de l’actionnariat d’Immobel et 26 % de celui de CFE est déclaré « inconnu ». Le reste des actions d’Immobel (63%) appartient à Marnix Galle, son directeur. Côté CFE, 62 % des actions sont détenues par AvH et 12 % par Vinci.
[2] Cette formule – tout comme une large partie des explications reprises dans ce paragraphe – provient du travail d’Alice Romainville, « La production capitaliste des logements à Bruxelles : promotion immobilière et division sociale de l’espace », ULB, 2015. Lire aussi l’étude d’Aline Fares, Sarah De Laet et Claire Scohier, « Les enjeux de la financiarisation du logement à Bruxelles », www.ieb.be, 30 décembre 2019.
[3] À noter toutefois un changement important survenu en 2020 pour Immobel : le développement d’une activité d’investissement dans l’immobilier nommée « Investment management », dans laquelle Immobel s’associe avec des financiers pour acquérir des immeubles loués à des entreprises ou des institutions publiques. D’autres promoteurs font de même, comme Triple Living, un promoteur anversois de plus en plus actif à Bruxelles et qui loue une partie des biens qu’il possède / produit.
[4] Voir l’encadré « Le projet Key West/A’Rive, un fameux rent gap ! » p. 12 de ce dossier..
[5] D. HARVEY, Les limites du capital, éd. Amsterdam, coll. « Lignes rouges », Paris, 2020.
[6] L’UPSI est l’Union professionnelle du secteur immobilier belge. Lire « Bruxelles peine à juguler la hausse des prix du logement », L’Echo, 28 février 2021.